Le prix des mOts

Si je m’en sors, ce texte va me coûter très cher. Je n’ai jamais écrit quoique ce soit mais j’ai trop parlé dans un bar sous l’effet de l’alcool. Je suis poursuivi. Et si on me rattrape, je suis ruiné. Nous avons atteint un point de non retour qui va conduire le monde à sa perte et il faut que j’en témoigne avant qu’il ne soit trop tard. Au cas où… pour ne pas commettre les mêmes erreurs si une civilisation plus sage réapparait un jour.

Avec le développement de l’électronique et la surveillance systématique, nous sommes traqués jusque dans les moments les plus intimes de notre vie. Tous nos faits et gestes sont soigneusement consignés et pourront être retenus contre nous en cas de délit majeur. L’habitude faisant, nous subissons sans maudire et tentons de trouver la liberté promise dans le rêve et les longues soirées à discuter d’évasion. Seulement l’annonce très récente de la dispersion progressive à travers le monde de milliards de verboreilles me fait l’effet d’une bombe à retardement qui vient d’être amorcée.

Cette mesure aurait pu être anodine et j’aurais même pu vanter les mérites sécuritaires de la mesure. Seulement il y a quelques mois, les autorités politicommerciales ont autorisé les entrepreneurs à déposer des noms communs car ils commençaient à tomber dans un barbarisme effrayant. Les marques déposaient des mots tels Seau d’Ah, Canna Pets, Vie Trops, Lessi’V, dans des proportions telles que l’apprentissage de l’orthographe à l’école était devenu impossible. On ne pouvait continuer à créer des mots et des orthographes uniquement pour protéger des idées et des produits. Il fallait agir. Et le langage courant a été vendu pour en assurer la conservation. C’est ainsi qu’un coca-cola qui vaut cinq euros sur la carte en coûte sept une fois commandé oralement, que le moindre service demandé à un vendeur vous est facturé en euros pas loin du nombre de mots utilisés et que le texte que vous lisez, à ce stade, va me coûter pas loin de trois cent cinquante euros.

En seulement deux ans, tout le vocabulaire de toutes les langues a été acquis par trois groupes industriels, géants informatiques qui ont verrouillé les systèmes d’information le temps de trouver une stratégie pour justifier l’achat de tous les mots. Les écrivains modestes ont arrêté leur activité faute de moyen pour payer les droits de leurs oeuvres, les autres ne croient plus en l’avenir du livre. Le cinéma et le théâtre sont devenus muets. Les gens miment et réinventent le langage des signes. Les journaux sont devenus très chers, les gratuits ont disparu.

Malgré tout, il était encore possible de discuter discrètement le soir autour d’un feu, dans la voiture ou au travail… il suffisait d’être discret dans les endroits publics, jardins où fleurissent autorité et délateurs. Et nous jouissions de cet espace de liberté encore toléré.

L’arrivée des verboreilles promet un avenir bien sombre. D’après mes renseignements, un verboreille est un micro composant électromécanique gravé sur silicium qui est capable de livrer ses coordonnées GPS, de capter et analyser les sons qui sont émis dans un rayon de trois mètres, de communiquer à la centrale les informations sur les mots que nous consommons afin de nous établir une facture à la fin de chaque mois. Un grain de sable protégé par une microbille de verre qui, une fois dans la nature, voyage, glisse sous toutes les portes, dans tous les interstices, pénètre les objets et les corps, s’insinue partout. Un milliard de milliards de verboreilles ont été fabriqués ces dernières semaines par des procédés industriels révolutionnaires extrêmement rapides, dont le développement a été financé secrètement par les trois puissants et le revenus faramineux des mots. Ce procédé défie tous les traitements plasmas et autres micro-gravures, traitements les plus fiables connus du public à ce jour. La nouvelle technique exploite les interactions énergétiques dans les collisions de molécules élémentaires d’espace temps. Je n’en dirai pas davantage sur cette technique, car je n’ai pas les moyens de m’étendre sur des sujets aussi coûteux, mais il faut avoir conscience que les verboreilles ne sont que le début d’une série de traceurs et que la liberté des individus et des peuples vit bel et bien ses dernières heures.

L’armée de verboreilles va être soufflée dans l’atmosphère. Proprement répartie sur la surface du globe. Il n’y aura pas, à terme, le moindre endroit qui puisse recueillir gratuitement des mots. Messes, repas de famille, rencontres galantes… tout deviendra payant. Et pour ceux qui ne peuvent pas payer ? Je n’ose pas imaginer ce qui a été prévu. Mais l’imagination me rattrape. Mains coupées pour ceux qui écrivent sans payer et langue arrachée pour ceux qui parlent au-delà de leurs moyens. Confinement en milieu désertique pour les récidivistes et mise en orbite pour ceux qui arriveraient à s’échapper des déserts.

On sonne à ma porte. Que faire !… je vais cacher cette page sous la dalle de la cuisine en attendant. J’ai d’autres éléments à écrire, je reviendrai…

Le document a été retrouvé sans suite…

Nicolas QUENTIN
Penthalaz, 23 Janvier 2009

2 commentaires Ajouter un commentaire

  1. mandragaure (CaféRougeCitoyen) dit :

    Soufflée, je sors de la page … Ce sentiment d’avoir plongé dans une formulation « novolangagière » porteuse d’un message adressé au monde subréel me colle aux semelles … Comme un écho de pas sur mes traces dans le noir … Serait-ce un filament d’espoir … Une estafilade dans le miroir … Savoir … Que dans l’ombre de millions de pages se cache quelque mage … Eprouver … Brusquement … De n’être plus seul à s’égosiller dans la nuit abrutissante permet d’entrevoir un peu de lumière … Cela vaut de risquer et les mains coupées et les langues arrachées … Quel bourreau pourra rendre les poètes définitivement muets ?

  2. NiQo dit :

    Ca me fait vraiment plaisir d’avoir retenu votre attention et suis également rassuré de voir que quelques âmes sensibles s’arrêtent sur le thème que j’aborde dans ce court texte… Un grand merci !

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